Associé à la Volksbühne de Berlin, Julien Gosselin a imposé une marque singulière dans le théâtre européen, avec des spectacles sombres et sublimes, où l’amour de la littérature se conjugue à des dispositifs multimédias pour une expérience totale. Il présente Extinction cette saison.
Propos recueillis par Mélanie Drouère, le 24 janvier 2023.
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Julien Gosselin, vous êtes artiste associé depuis deux ans à la Volksbühne de Berlin, comment décririez-vous cette fabrique théâtrale unique en Europe ?
Julien Gosselin : L’histoire de ce lieu, l’un des plus grands théâtres d’Allemagne et d’Europe, est très forte. Dans les années 80, en R.D.A., l’immense metteur en scène Frank Castorf en a été nommé directeur, qui a amené avec lui plusieurs auteurs et metteurs en scène, tel Herbert Fritsch, et tout un monde qui a révolutionné la mise en scène en Europe. Ce qui est magnifique avec ce théâtre, c’est qu’il fait perdurer quelque chose de l’héritage de l’Est, un théâtre qui ne cherche pas coûte que coûte à toucher des goûts internationaux. La beauté de la Volksbühne, c’est sa conscience immense, partagée par les acteurs, les metteurs en scène invités, l’équipe technique, l’équipe organisatrice et administratrice, du fait que ce qui se produit là doit être quelque chose de spécial, qui ne représente pas nécessairement le réel au sens du réalisme télé ou séries, mais propose des formes dangereuses, problématiques, étonnantes, « à côté ».
Est-ce cette philosophie qui vous a donné envie d’accepter cette association artistique pour trois ans ?
JG : Je me reconnais en effet dans cet état d’esprit, extrêmement rebelle, qui régit ce théâtre, tout à fait préservé bien qu’il s’agisse d’une très grosse institution. En ce moment, par exemple, ce théâtre est passionnant sur les questions d’activisme, notamment féministes, et toujours à côté du politiquement correct, se situant clairement du côté de la radicalité. C’est un théâtre très étonnant, particulier, pourvu de cet héritage très spécifique. Donc, quand on m’a proposé d’y être artiste associé, d’y aller, j’ai tout de suite dit oui. Parce que Frank Castorf a été un véritable modèle pour moi, même si je ne pense pas que Castorf aimerait pas être cité en « modèle » de quiconque (rire). Par ailleurs, peu connu en France, Christoph Schlingensief, un immense metteur en scène allemand complètement fou, qui animait aussi des émissions de télé, réalisait des films ou des performances ultra radicales, a travaillé à la Volksbühne. En fait, avec cette association, on m’a proposé de réaliser mon rêve de théâtre.
Votre nouvelle création - Extinction - travaille autour de textes de Bernhard et de Schnitzler, qu’est-ce qui a attiré votre attention à l’égard de ces œuvres et comment les articulez-vous ?
JG : La première impulsion de ce spectacle, c’était la lecture de textes de Bernhard. C’est un auteur destiné à me plaire, parce qu’il est extrêmement dur, sombre, radical ; au fond, il ne laisse rien passer. Je tournais autour de ses textes, je devais monter autre chose et puis je suis tombé sur Extinction. M’emparer de ce texte est devenu une évidence. C’est le récit d’un homme (qui sera une femme dans mon spectacle), un universitaire de cinquante ans travaillant à Rome, originaire d’un petit village autrichien qui s’appelle Wolfsegg, issu d’une famille bourgeoise, qui apprend la mort de son père, de sa mère et de son frère et qui, avant de se rendre aux funérailles, va, pendant à peu près 500 pages d’un monologue extrêmement dur, dézinguer tout ce qui est a trait à l’Autriche, aux mensonges liés au nazisme, à la bourgeoisie culturelle, la fausse littérature, la violence sociale. Il dit qu’il va « tout éteindre ». Mais on pourrait dire « tout brûler ». Il y a quelque chose d’un geste extrêmement violent. À la lecture, ça a été immédiat pour moi et en même temps ça m’a confronté à quelque chose.
Comment abordez-vous cette « négativité » ?
JG : Je veux travailler sur deux façons d’approcher la négativité. D’un côté, ce que l’on pourrait appeler le nihilisme, c’est-à-dire les auteurs avec qui j’ai grandi, tel Michel Houellebecq, même si je ne pense pas qu’il soit nihiliste, mais qui, d’une certaine manière, observe que tout est terminé, une façon de regarder la fin du monde avec résignation. Même si je la refuse simultanément, je sais que cette chose-là me constitue au fond : elle a été à la base de mon amour pour la littérature, de mes lectures adolescentes. Or j’ai pris conscience - et c’est la deuxième manière d’aborder la négativité - que cette première forme était complètement désuète, dépassée aujourd’hui par des gens plus jeunes que moi, des femmes notamment, chez qui elle prend la forme d’un non, qui porte une colère et, en ce sens, également la vie. C’est-à-dire qu’il peut y avoir quelque chose comme une négativité de combat, si j’ose dire. Il y a un non, une violence du non, un refus, une façon de tout détruire ou de tout brûler, qui en fait porte un pouvoir de vie. J’avais envie que le spectacle, en passant par Thomas Bernhard et d’autres auteurs, traite de cette question-là : à la fois de ce que l’on m’a appris et de ce que je vois aujourd’hui.
Vous avez composé une distribution mêlée entre actrices et acteurs de la Volksbühne et de votre compagnie, comment envisagez-vous la direction de cet ensemble ?
JG : Il y a à la fois des acteurs français et des acteurs allemands, c’est super, et c’était important pour moi que nous nous rencontrions. Et il s’agit des acteurs, mais aussi évidemment des techniciens, des musiciens, tout ce monde-là. Donc c’est une forme de rencontre au plateau. Je ne sais pas exactement ce que ça va donner mais cette perspective me rend heureux. En fait, je me suis toujours senti comme un metteur en scène européen. Avant de monter Les Particules élémentaires, j’avais été invité par le Festival d’Avignon dans le cadre du programme Kadmos, qui était un programme de rencontres de jeunes metteurs en scène, d’abord européens, puis de partout, et j’ai eu la chance de rencontrer plein de jeunes gens qui, pour certains aujourd’hui, continuent à faire du théâtre, des metteurs en scène libanais, italiens, turcs, congolais, et je me souviens qu’en rencontrant tous ces gens, la première chose qu’ils me disaient, c’était qu’ils ne pouvaient pas fonctionner sans l’Europe. Pour eux, être là au festival d’Avignon, c’était une manière de rencontrer des gens. Donc très tôt, je me suis dit qu’il n’y a bien que nous, Français, qui pensons être des artistes français (rire), parce que les gens d’autres nationalités fonctionnent en grande partie avec toute l’Europe. C’est important pour moi de continuer à travailler autour de ces questions du sur-titrage, de l’intégration de différentes langues, la question de mélanger plusieurs façons de jouer, plusieurs cultures ; tout cela a toujours été à l’intérieur de mes spectacles.
À voir également cette saison, DRAMA de Constanza Macras le jeudi 11 avril 2024, une production de la Volksbühne de Berlin.
Crédits photos Simon Gosselin