Du 11 au 28 septembre 2023, le Manège accueille les équipes artistiques de la Phenomena et de la Tempête pour la création d’une version originale et contemporaine du Stabat Mater de Domenico Scarlatti, une oeuvre baroque envoûtante pour un spectacle iconoclaste. Entretien avec Maëlle Dequiedt, à la mise en scène, et Simon-Pierre Bestion, à la direction musicale.
Propos recueillis par Simon Hatab, dramaturge.
Deux artistes d’une même génération à la rencontre d’une oeuvre intemporelle
Le point de départ du projet Stabat Mater, initié par Les Bouffes du Nord, est l’œuvre de Scarlatti, réécrite dans une version inédite pour 10 chanteur·ses-instrumentistes. Comment est né le désir de la mettre en scène dans un spectacle qui réunirait au plateau comédien·nes et musicien·nes ?
Maëlle Dequiedt : Pour ma part, j’avais envie de mettre en scène une œuvre purement musicale : une œuvre qui, à sa création, n’était pas destinée à être représentée sur scène et dont nous mettrions à jour la théâtralité intérieure. J’en ai fait part à Olivier Mantei, avec qui j’étais en discussion. Il m’a suggéré de rencontrer Simon-Pierre, parce qu’il a un rapport très libre aux œuvres qu’il dirige. C’est en parlant avec lui que nous nous sommes fixés sur ce Stabat Mater.
Simon-Pierre, te souviens-tu à quand remonte ta première rencontre avec cette œuvre ?
Simon-Pierre Bestion : J’ai découvert ce Stabat Mater à l’époque où j’étais chef-assistant et claveciniste d’un ensemble baroque. Nous avions travaillé l’ouvrage pendant près d’un an, ce qui m’avait laissé tout le temps de l’apprivoiser, de développer avec lui une relation à la fois profonde et libre.
Je souhaitais aller plus loin en me laissant guider par la musique plutôt que par un récit.
Maëlle, ton précédent spectacle - I Wish I Was - racontait l’histoire d’un groupe amateur qui partait donner un concert dans le Nord. C’était déjà la musique qui - si je puis dire - menait les personnages où elle voulait, non ?
MD : Je souhaitais aller plus loin en me laissant guider par la musique plutôt que par un récit : partir de la musique, s’en écarter, y revenir, la laisser générer des gestes, des images, des paroles, des fictions éphémères qu’on laisserait vivre un temps puis mourir… En un mot, laisser la musique générer et régénérer le spectacle.
SPB : Pour moi, la musique de Scarlatti est avant tout picturale. Elle est affaire de sensations. Partant de la scène du Stabat Mater - c’est-à-dire de la Vierge qui se tient au pied de la croix - l’œuvre tend vers une certaine abstraction. Elle permet le surgissement de visions plastiques fortes.
Aux origines... la musique et une partition pour 10 voix
Comment décrirais-tu cette musique ?
SPB : C’est une œuvre chorale, collective, une partition polyphonique écrite pour 10 voix, à l’inverse de beaucoup d’ouvrages baroques qui mettent en avant des solistes. Elle nous offre un espace pour réunir des artistes très différents. Je connaissais le travail de Maëlle, je savais qu’elle raconte souvent des communautés au plateau.
MD : Dans Stabat Mater, cette choralité rejoint la communauté réelle que nous construisons sur scène avec les comédien·nes et les musicien·nes.
La frontière entre la fiction et le réel est souvent mince dans tes spectacles. Tu parlais tout à l’heure de “fictions éphémères” : j’ai l’impression que le spectacle se construit aussi comme une suite de performances pour lesquelles tu travailles à partir de propositions des interprètes…
MD : Oui, je demande souvent aux comédien·nes d’apporter en répétitions des matériaux personnels pour construire des improvisations. Parfois, ils nous expliquent d’où viennent ces matériaux. D’autres fois, ils restent mystérieux et c’est très bien comme ça. C’est une manière pour nous de nous “accrocher” à l’œuvre, de nouer avec elle des liens étroits et secrets. Je crois que la musique du Stabat Mater, ce qu’elle charrie, nous secoue profondément : comme une onde qui se propagerait à travers le temps et qui viendrait déterrer des vestiges enfouis de nos vies, de nos rapports intimes, de nos histoires familiales…
On dirait également que les rituels qui se développent au plateau sont hantés par des formes telles que le concert ou le récital…
MD : Oui, le point de départ du spectacle, c’est l’exécution de l’œuvre dans l’adaptation qu’en a réalisée Simon-Pierre. C’est comme un contrat passé avec le public : 4 comédien·nes et 10 musicien·nes se présentent devant vous et vont performer le Stabat Mater de Scarlatti.
Je crois que la musique du Stabat Mater, ce qu’elle charrie, nous secoue profondément.
Le Stabat Mater, le Pape et le Vatican : quelle histoire !
Comment Stabat Mater se situe-t-il dans la vie de Scarlatti ?
SPB : Domenico Scarlatti est passé à la postérité pour avoir composé 555 sonates pour clavecin d’une invention formelle extraordinaire, qui font de lui le précurseur de Haydn, Mozart et Beethoven. Si l’on fait exception de ces sonates, on a retrouvé assez peu de ses manuscrits. Son œuvre demeure confidentielle. Il a longtemps vécu dans l’ombre de son père - Alessandro Scarlatti - avec lequel il semble avoir entretenu une relation ambiguë : il s’est formé auprès de ce père qui croyait en son talent et l’accompagnait dans ses tournées, tout en paraissant inhibé par l’imposante stature de ce prolifique compositeur d’opéra et de musique sacrée.
Dans quel contexte l’œuvre a-t-elle été créée ?
SPB : Elle date vraisemblablement de la période romaine de Scarlatti. Il occupait l’emploi de maître de chapelle à la Capella Giulia et il est probable que le Stabat Mater soit une commande du Vatican pour la basilique Saint-Pierre de Rome. Dans le paysage musical italien, Rome a toujours été une ville à part, du fait de la présence des papes : à l’époque de Scarlatti, la musique sacrée semble y être placée sous une chape de plomb esthétique, dont la figure emblématique est la musique de Palestrina, l’illustre compositeur de la Contre-Réforme.
En quoi consistait cette “chape de plomb esthétique” ?
SPB : Des lignes épurées au service de l’intelligibilité du texte sacré, une polyphonie savante mais qui n’engageait pas d’émotions physiques.
Je dirais que le Stabat Mater est plutôt “désobéissant” : il y a un rapport direct à l’émotion et à la sensualité.
Maëlle évoquait tout à l’heure la théâtralité “intérieure” de l’oeuvre. Irais-tu jusqu’à parler de théâtralité “interdite” ?
SPB : L’Église a toujours eu peur du corps et de ce qui y est rattaché, plus encore à l’époque. Le pape Clément XI, qui régnait lorsque fut composé le Stabat Mater, était connu pour détester le théâtre et les spectacles scéniques. En 1703, suite à un tremblement de terre en Italie, il avait fait fermer les théâtres, prétextant rendre grâce à la Vierge pour avoir épargné Rome…
Comment se situe Scarlatti face à cette influence politique et esthétique de l’Église ?
SPB : Bien qu’étant une œuvre de commande, je dirais que le Stabat Mater est plutôt “désobéissant” : il y a un rapport direct à l’émotion et à la sensualité. La polyphonie détourne et déborde le cadre, ses injonctions et ses assignations. Les voix percent de toute part le voile mortifère. C’est une musique qui s’ancre profondément dans la terre, elle est pleine de désir, elle appelle le corps.
Une mise en scène en écho à notre époque
Partant de l’œuvre, comment s’est construit le spectacle ?
MD : L’œuvre est comme une pierre que nous arracherions au sol et qui grossirait au fur et à mesure que le sable se retire, découvrant avec elle tout un pan de notre histoire - de nos histoires. Le Stabat Mater est un fragment de culture face auquel nous nous situons aujourd’hui, comme un visiteur qui, dans un musée, chercherait la bonne distance pour regarder un tableau.
C’est-à-dire ?
MD : Les œuvres existent à travers notre regard qui les modifie. La musique de Scarlatti porte en elle - littéralement - la scène de cette mère qui se tient debout face à son fils, qui se dresse envers et contre tout. Elle porte bien sûr le contexte de sa composition, à Rome au début du XVIIIe siècle, à une époque où - comme l’a dit Simon-Pierre - le pouvoir religieux a la mainmise sur la création artistique. Mais elle porte également les trois siècles qui s’étendent de sa composition à nos jours : comme une fresque à travers les époques, un voyage à travers le temps et l’espace… Le spectacle est composé de ces strates que l’on creuse, de ces calques que l’on enlève. Ce que l’on découvre, à la fin, c’est nous-même.
Hanté par la famine, la peste, la guerre... Il parle à notre époque.
Ce mouvement que tu évoques et qui irait de l’Histoire vers la subjectivité rappelle le poème de Jacopone da Todi sur lequel Scarlatti a composé : ce poème qui commence par le “elle” de la Vierge et s’achève par le “je” du poète, comme une forme d’introspection… Ce poème t’a-t-il inspiré ?
MD : Oui, même si nous avons pris le parti de ne jamais l’illustrer. Ce poème médiéval est témoin d’un monde en crise, hanté par la famine, la peste, la guerre... Il parle à notre époque.
SPB : Comme pour la musique, ce texte du Stabat Mater est traversé par bien d’autres choses qu’une simple description de la Vierge au pied de la croix. Il ne raconte pas d’histoire. C’est un instantané : il tourne autour d’une scène pour la découvrir sous différents angles.
Des commentateurs ultérieurs ont d’ailleurs reproché à Jacopone da Todi d’avoir projeté un peu trop de lui-même dans sa relation à la Vierge…
MD : Il a écrit ce poème après la mort prématurée de son épouse survenue dans un accident lors d’une fête… On dirait qu’à travers cette femme qu’il observe de loin, il cherche à comprendre, à toucher celle qu’il a perdue. Il y a aussi une forme de poésie brute qui laisse surgir des images fulgurantes : le sang, le feu, le fouet, la blessure, l’âme transpercée par un glaive...
Des corps au coeur de l’adaptation musicale
L’adaptation musicale réalisée par Simon-Pierre s’est écrite en grande partie au plateau, pendant les différentes sessions de répétitions. Pouvez-vous en dire quelques mots ?
MD : Dès le départ, nous avons rêvé une musique qui suivrait la construction progressive du spectacle et l’évolution dramaturgique du projet, une musique qui surgirait du plateau ici et maintenant et qui serait le produit de la diversité des interprètes. Interprètes qui, je dois dire, sont tous formidables. Avec Simon-Pierre, nous avons choisi chacun d’entre eux pour sa personnalité unique. Nous n’aurions jamais pu imaginer le projet sans leurs tempéraments…
Simon-Pierre, tu as dit que la musique de Scarlatti appelait le corps et il y a effectivement dans ton adaptation des moments très rythmiques et très bruts…
SPB : Je pense qu’au cours de notre processus de travail, le plateau nous a permis de libérer des énergies contenues dans la musique à l’état latent, trop souvent confinées dans la religiosité de certaines interprétations historiques. La musique de Scarlatti est riche de toutes les expériences qu’il a traversées. Il est originaire de Naples, ville cosmopolite, électrique, au confluent des cultures… Je crois que l’on entend aussi dans la musique d’un compositeur toutes les vies qu’il n’a pas vécues.
La musique de Scarlatti s’ancre profondément dans la terre, elle est pleine de désir, elle appelle le corps.