Publié le 18 octobre 2023

Comment sortir du Bunker du collectif Superamas ?

Du 23 octobre au 8 novembre, le collectif Superamas est en résidence au Manège pour son nouveau spectacle : BUNKER. Une enquête haletante au coeur des théories complotistes, des témoignages, des experts... Et si ce n’était pas du théâtre ? Entretien avec le collectif.

Le Manège : Dans le précédent spectacle de Superamas, L’homme qui tua Mouammar Kadhafi, vous invitiez un ancien agent de la DGSE sur scène. Cette fois, dans BUNKER, c’est la soeur d’une victime d’un gourou ? Vous pouvez nous en dire plus, qui est-elle ?

Collectif Superamas : Pauline Paolini raconte l’histoire d’Emmanuelle, sa soeur jumelle. Pauline est actrice - on a pu la voir dans la série de France 2 Un si grand soleil- mais ce n’est pas à ce titre qu’elle est présente sur scène. Elle est interviewée en direct (comme l’était l’ancien agent de la DGSE) afin de témoigner de la trajectoire tragique de sa sœur à qui un cancer du sein a été diagnostiqué. Elle supporte mal la chimiothérapie et cherche le moyen d’en alléger les effets secondaires. Malheureusement, elle tombe sur une sorte de gourou 2.0, quelqu’un qui se présente comme naturopathe, elle va complètement adhérer à son discours et elle en paiera le prix... Pauline est le témoin de cette dérive, elle nous en raconte l’histoire.

LM : On aura donc compris que le sujet du spectacle, ce sont les théories complotistes et ses dérives sectaires...

CS : Le complotisme tel qu’il se développe aujourd’hui, ce sont les nouvelles dérives sectaires. Avec les réseaux on n’est plus obligé de porter une aube blanche, d’avoir les pieds nus et de faire du tambourin pour monter une secte et faire des victimes. A présent, ça peut se faire beaucoup plus simplement : un ordinateur, une bonne connexion, un discours bien rôdé et c’est parti ! Le complotisme a souvent les mêmes origines et les mêmes fonctions que les sectes : la maladie, les fragilités psychologiques, les médecines alternatives, la recherche de sens sont des entrées fréquentes... comme le new age dans les années 80.

LM : Je crois que l’on pourra aussi entendre dans le spectacle des témoignages d’experts ? Qui sont-ils ? Que nous disent-ils ?

CS : Les spectateurs vont le découvrir ! On peut citer Thierry Ripoll, professeur de psychologie cognitive à l’Université d’Aix-Marseille, auteur du livre Pourquoi croit-on ? Il présente les deux modes de traitement de l’information dont notre cerveau dispose. Il y en a un, c’est le mode intuitif, qui est très ancien dans l’histoire évolutive. C’est un mode de traitement de l’information qui est sensible à la dimension émotionnelle. Et il a une composante hédonique, c’est à dire qu’il est destiné à se faire plaisir. Mais ce mode intuitif conduit souvent aussi à des croyances infondées et à des erreurs de raisonnement. L’autre, le mode analytique, est un mode de traitement de l’information tout à fait différent. Il est beaucoup plus coûteux cognitivement. Il demande un effort. Et chacun de nous dipose de ces deux modes de traitement de l’information et en fonction du contexte, de l’environnement, on va plutôt exploiter l’un, ou exploiter l’autre. Or la maladie, ça accroit le niveau de stress. Et stress, sentiment de perte de contrôle, perte de sens : le système intuitif est aux anges. Une épidémie mondiale, par exemple, ça peut créer ce stress. On cherche à lui donner un sens, et ce faisant on risque de se tromper.

BUNKER est un travail documentaire et documenté !

LM : Vous convoquez la psychologie, mais pas seulement, et du côté du collectif, vous vous êtes longuement documenté non ?

CS : Oui, nous avons rencontré Emmanuelle Danblon, professeure de rhétorique à l’ULB, l’Université Libre de Bruxelles. Elle appartient au « Centre Perelman », qui est particulièrement réputé dans le champ de la rhétorique. Emmanuelle Danblon étudie le discours complotiste depuis de nombreuses années. Et aussi Sebastian Dieguez, chercheur en neurosciences à Fribourg en Suisse, qui est l’auteur de plusieurs livres sur le complotisme. Il est un peu iconoclaste dans le paysage universitaire, il parle lui de croivance et fait la distinction entre théorie du complot et complotisme. Pour lui le complotisme dépasse largement l’adhésion à tel ou tel narratif, c’est un véritable style de vie, une manière de voir le monde. Et nous nous sommes, bien sûr, documentés : essais, articles de presse, papiers scientifiques, émissions de vulgarisation… BUNKER est un travail documentaire et documenté !

LM : Le spectacle s’appelle BUNKER. Le bunker est un abri de protection, un espace confiné… pourquoi ce titre ?

CS : Le bunker est un espace où l’on est en sécurité, à l’étroit c’est vrai, mais bien protégé. C’est solide, bétonné, c’est une position imprenable. Sauf que d’un bunker, on regarde le monde par une meurtrière, par une petite fente. Et on a donc une vision limitée, qui ne correspond que partiellement à la réalité. C’est un peu la caverne de Platon. Ou le cantique de Luther, mis en musique par Bach qui dit : « notre Dieu est une fortification imprenable » . Au fond, c’est ça une croyance : elle protège, elle stabilise, mais elle enterre aussi. A partir d’elle, notre vision du monde est déformée, elle devient un point de vue. Mais est-ce que ce point de vue est le bon ?

BUNKER c’est du théâtre d’aujourd’hui.

LM : BUNKER, c’est aussi votre propre expression de faire théâtre ? Alors, on y sort comment du bunker ?

CS : Pour nous, BUNKER c’est du théâtre d’aujourd’hui. On n’est pas du tout dans la reproduction des codes traditionnels du théâtre, mais dans une recherche qui, sur la forme, essaie d’interroger le cadre théâtral et notamment la fameuse suspension de l’incrédulité, et dans le fond s’intéresse et questionne le monde dans lequel on vit. L’idée d’ailleurs n’est pas forcément de donner des réponses : ce sont les scientifiques qui donnent des réponses et les curés des leçons de morale. Nous, on préfère que le spectateur sorte de la salle en se posant des questions… on essaie donc de l’amener à réfléchir à quelque chose dont l’actualité nous montre de plus en plus souvent les conséquences tragiques.

LM : Çà voudrait dire qu’on a abandonné la fiction aux complotistes, ou qu’ils sont plus efficaces que les artistes ?

CS : Une partie des gens qui ont envahi le Capitole à Washington en 2021 sont des Qanon qui pensent que les élites boivent le sang des enfants. L’auteur de l’attentat de Christchurch en Nouvelle-Zélande en 2019 est lui convaincu que les élites mondiales organisent le grand remplacement de la population… Des exemples comme ceux là, qui conduisent à des morts, se multiplient ces dernières années. Donc ce ne sont pas juste des délires innocents. Or pour comprendre comment ces théories se propagent, nous pensons que le théâtre peut avoir une place. Les propagateurs des théories complotistes puisent systématiquement leurs schémas narratifs dans les récits fictionnels, contemporains ou plus anciens. Toutes ces théories sont construites comme les séries, les récits de super héros ou la mauvaises science-fiction ! Donc si les complotistes s’emparent des méthodes des auteurs de fiction, il est légitime qu’en retour les artistes interrogent ces versions dégradées de leurs récits.


BUNKER les 7 & 8 novembre 2023


Crédit photo Superamas